CHAQUE SOUVERAIN ET PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE A MARQUÉ LA CAPITALE DE SON EMPREINTE : ÉRIC ANCEAU
- Valentin Waterlot

- 10 nov. 2021
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 déc. 2021
DANS SON OUVRAGE CONSACRÉ À L’HISTOIRE DES ÉLITES FRANÇAISES, EN PARTICULIER DU XVIIIE SIÈCLE À NOS JOURS, PARU CHEZ PASSÉS COMPOSÉS, L’HISTORIEN ÉRIC ANCEAU DÉTAILLE LA MANIÈRE DONT LES ÉLITES DE NOTRE PAYS SE SONT CONSTITUÉES ET ONT ÉVOLUÉ AU FIL DES SIÈCLES. L’OCCASION SURTOUT D’INTERROGER LES RELATIONS TUMULTUEUSES QUE LES FRANÇAIS ENTRETIENNENT DE LONGUE DATE AVEC ELLES.
RENCONTRE AVEC ÉRIC ANCEAU, HISTORIEN

Des barrières de Philippe Auguste aux travaux du Louvre d’Henri IV, des transformations de Napoléon III et d’Haussmann au Grand Paris de Nicolas Sarkozy en passant par les villes nouvelles du général de Gaulle et de Paul Delouvrier... la Capitale a toujours préoccupé ceux qui nous gouvernent.
Y a-t-il d’autres évolutions de la Capitale qui vous semblent notables dans notre histoire ? Est-ce à dire que la modernisation de Paris ne peut être que l’affaire du plus haut sommet de l’État ?
Vous citez quelques travaux emblématiques et marquants entrepris par des chefs de l’État tout au long de notre histoire. Il ne s’agit pourtant là que de quelques exemples car, en fait, quasiment chaque souverain et chaque président de la République a marqué la Capitale de son empreinte. Comment ne pas citer aussi, par exemple, Napoléon dont l’œuvre monumentale est incontournable, qui a initié le percement de la rue de Rivoli pour que la ville dispose en son centre d’un axe ouest-est et auquel nous devons nos trois grands canaux (Ourcq, Saint-Martin et Saint-Denis) pour acheminer de l’eau potable vers Paris ? Dans un pays aussi centralisé que la France et où le pouvoir est aussi vertical, cette implication des chefs de l’État dans la modernisation et l’embellissement de la Capitale est naturelle. Significativement, les chefs de l’État qui ont joué un rôle moindre dans les aménagements de Paris sont les présidents des Troisième et Quatrième Républiques, lorsque le pouvoir exécutif disposait de moins de prérogatives. Cela ne veut pas dire que rien n’a été réalisé à l’époque, mais beaucoup moins, c’est un fait.
Dans quelle logique/tradition historique s’inscrit selon vous l’actuel projet du Grand Paris, initié depuis 2008 et toujours en cours de réalisation ?
Autrement dit, comment décririez-vous l’évolution passée et à venir de la métropole parisienne ?
Indéniablement, le Grand Paris actuel s’inscrit dans la continuité de ce qu’a voulu faire Napoléon III, aiguillonné ici, il faut le dire, par Haussmann, son préfet de la Seine de juin 1853 à janvier 1870. Si, dans l’esprit des deux hommes, les préoccupations d’ordre public sont présentes, ils ambitionnent avant tout d’aménager l’espace à grande échelle pour faire de Paris une métropole qui rayonne mondialement non seulement grâce à sa puissance politique, économique et culturelle mais aussi à son poids démographique, son étendue et ses facilités d’accès. C’est sous l’impulsion d’Haussmann que Paris passe, au 1er janvier 1860, de 12 à 20 arrondissements, par l’annexion de 11 communes de banlieue (d’ouest en est, dans le sens des aiguilles d’une montre, Auteuil, Passy, Les Batignolles, Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne et Bercy sur la rive droite, Vaugirard et Grenelle sur la rive gauche) et par celle d’autres portions de communes, ce qui permet de doubler la superficie de la ville en la faisant passer de 3 370 ha à 7 088 ha et d’augmenter sa population de plus d’un quart, de 1,2 million d’habitants à 1,65 million. Encore faut-il ajouter que le projet était beaucoup plus ambitieux. Haussmann envisageait ainsi l’annexion des 69 communes restantes de la Seine voire même d’une partie de la Seine-et-Oise (Boulogne, Levallois, Saint-Cloud, Sèvres, Meudon…), pour un Grand Paris de 28 arrondissements qui, sous 20 ans, devait compter 3 millions d’habitants. C’est la frilosité des élites dirigeantes et en particulier du Conseil d’État qui a empêché ce projet avant-gardiste d’aboutir.
« Paris, Rouen, Le Havre, une seule et même ville dont la Seine est la grande rue », déclarait Napoléon Bonaparte. À l’heure où l’axe Seine s’impose comme structurant le futur développement de la Région Capitale, comment cette phrase résonne-t-elle dans l’Histoire ?Lorsque François Ier fonde Le Havre de Grâce en 1517, l’objectif est militaire et commercial mais davantage tourné vers le large que vers l’arrière-pays et il n’est certainement pas conçu comme la porte océane de l’axe séquanien et de la Capitale. L’idée va cependant peu à peu germer au cours des siècles suivants.
Napoléon en est l’un des visionnaires, mais ce sont les frères Pereire, capitaines d’industrie et hommes d’affaires de la première moitié du XIXe siècle, qui doivent surtout être évoqués ici. Ces disciples du philosophe et économiste socialiste Saint-Simon (1760-1825) raisonnent en termes de progrès économique, de développement des infrastructures, de réseaux, d’économie-monde. Dès la monarchie de Juillet, ils sont à l’origine du chemin de fer qui relie la Capitale au Havre et créent, en 1837, l’embarcadère de l’Europe (l’actuelle gare Saint-Lazare).
Sous Napoléon III, toujours lui, ils trouvent des moyens supplémentaires de développer leurs ambitions. Ils fondent la Compagnie générale transatlantique dont Le Havre est le port d’attache et conçoivent un développement qui relie Le Havre au monde et à son arrière-pays cauchois, mais aussi à Rouen et à Paris par la vallée de la Seine. Haropa Port, qui réunit, depuis le 1er juin, les ports du Havre, de Rouen et de Paris dans un même établissement, s’inscrit véritablement dans la continuité de cette œuvre.
Fierté, défiance, les Français tantôt adorent Paris, tantôt la rejettent, la citant parfois depuis la province comme un anti-modèle revendiqué.
Comment expliquer cette passion française et parfois contradictoire pour notre capitale ?
Ces sentiments aujourd’hui mêlés ne l’ont pas toujours été. Avant l’époque contemporaine, Paris, siège du pouvoir, apparaît de plus en plus comme la tête d’un Léviathan dans le cadre d’un État de plus en plus centralisé, mais elle est aussi la ville qui s’est opposée au roi pendant la Ligue, qui a vu l’assassinat d’Henri IV et qui a fait fuir son petit-fils, Louis XIV, pendant la Fronde. Elle devient le théâtre de la Révolution et de toutes ses petites sœurs du XIXe siècle (1830, 1848 et 1870), même si la Commune a échoué. Elle est la ville du pouvoir et de la contestation du pouvoir où tout se joue. La ville-monstre effraie les ruraux qui constituent alors la majorité des Français.Mais le XIXe siècle est également le moment où Paris commence à faire rêver. Thiers monte à Paris de sa Provence natale car tout y est possible et Balzac lui donne les traits de Rastignac. Paris devient aussi la ville-lumière qui rayonne sur le monde et les Expositions universelles de 1855, 1867, 1878, 1889 et 1900 en témoignent. Les Français en tirent une grande fierté. Cette ambivalence ne nous a pas quittés depuis. Le rapport Paris-province est au cœur de la dialectique dominants-dominés, élites-peuple que j’évoque dans mon dernier livre. En ont témoigné, il y a peu encore, les Gilets jaunes qui, samedi après samedi, sont venus à Paris pour y manifester leurs doléances et pour se donner de la visibilité, se prenant en photo devant les monuments, tout en s’attaquant aux lieux de pouvoir.
Vous évoquez la Commune de Paris dont c’est le 150e anniversaire. On se souvient aussi de la « ceinture rouge », des jardins ouvriers de banlieue mais aussi des cités ouvrières de Napoléon III.
Quel regard l’historien porte-t-il sur la dimension populaire du Grand Paris ?
Dans le Paris de l’Ancien Régime, les ségrégations étaient très fortes du point de vue social, avec des barrières infranchissables, mais faibles spatialement parlant. Nobles et roturiers, riches et pauvres vivaient dans les mêmes quartiers et les mêmes rues, parfois les mêmes immeubles, même s’il existait naturellement des quartiers plus populaires que d’autres, comme les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel, foyers de la Grande Révolution. La ségrégation spatiale est fille du XIXe siècle et a été accentuée par l’œuvre d’Haussmann. D’une certaine façon, la Commune est une réaction contre cette ségrégation, comme Jeanne Gaillard ou Jacques Rougerie l’ont montré. La Commune témoigne de la colère des arrondissements périphériques, comme le 20e et le quartier de Belleville, là où cohabitent désormais les anciens banlieusards nouvellement intégrés à la ville et les ouvriers parisiens chassés du centre par la construction des immeubles haussmanniens et par la spéculation immobilière. Schématiquement, Paris s’est ensuite embourgeoisée. Une banlieue principalement au nord et à l’est a concentré ceux qui n’avaient plus les moyens d’y résider et des populations pauvres venues d’ailleurs, en grande partie issues de l’immigration. Je n’apprendrai rien à personne en disant que Paris est le département le plus riche de France par le revenu moyen de ses habitants.
Il est immédiatement suivi par les Hauts-de-Seine et les Yvelines. À l’inverse, la Seine-Saint-Denis vient au 93e rang alors que la région Île-de-France est elle-même la plus riche d’Europe. Par ailleurs, une plus grande périphérie (une grande partie de la Seine-et-Marne et le sud de l’Essonne) n’est pas bien reliée à la Capitale et ses habitants vivent mal des mouvements pendulaires longs et pénibles, et la moindre densité des services. Ils ont le sentiment d’être négligés. L’un des défis majeurs du Grand Paris, même si ce n’est pas son objectif premier, est, me semble-t-il, de résoudre ce problème des inégalités territoriales.
Balzac que vous évoquiez, Barrès et tant d’autres, la littérature est pleine d’histoires relatant une métropole qui ouvre des opportunités inédites, notamment pour la jeunesse, plaçant Paris au cœur de « l’énergie nationale ». Le projet du Grand Paris, en particulier avec le développement du pôle d’excellence de Paris-Saclay, s’inscrit dans cette tradition.
Pour autant, Paris absorbe-t-elle trop de talents venus de nos régions (ou du monde) ou est-ce un « passage obligé » de l’entrée dans la vie ?
Il est très bien, me semble-t-il, que Paris fasse rêver de « jeunes Rastignac », qu’ils soient provinciaux ou banlieusards, qu’ils s’appellent Pierre, Marie, Rachida, Mohamed, Ousmane ou Fatou. Il est important qu’elle leur donne leur chance. Il est bien aussi que le Grand Paris renforce les atouts de la Capitale et de sa région, et génère de nouveaux pôles d’excellence dont Paris-Saclay est effectivement le plus emblématique. C’est important pour la région, mais aussi pour la France dans la compétition internationale.
Cependant, une politique d’aménagement du territoire équilibrée ne doit amener à négliger ni les autres régions, ni les espaces ruraux entre les grandes métropoles sur lesquels nos élus nationaux, responsables régionaux et hauts fonctionnaires ont les yeux rivés. Le spectre évoqué par le géographe Jean-François Gravierdans son célèbre ouvrage de 1947 au titre évocateur, Paris et le désert français, mais aussi par d’autres avant lui et d’autres après, est toujours d’actualité.
Je suis néanmoins résolument optimiste. La pandémie et la montée en puissance du télétravail qu’elle a générée ainsi que de nouvelles habitudes de vie liées aux préoccupations environnementales peuvent raisonnablement faire espérer un développement plus équilibré du territoire national auquel nous sommes nombreux à aspirer et qui ne fasse que des gagnants.
Avez-vous une analyse de la manière dont, au travers l’Histoire, les grands projets de transformation de la Capitale ont été perçus par les habitants, par les Français ?
J’ai beaucoup travaillé sur cette question pour le XIXe siècle et en particulier sous le Second Empire, au travers de la façon dont l’action du baron Haussmann a été perçue et vécue. Celui-ci était détesté en province et les députés (ceux de l’opposition républicaine naturellement, mais aussi ceux de la majorité impériale) ont pris un malin plaisir à jeter de l’huile sur le feu, lorsque, dans les années 1860, l’Empire a commencé à se libéraliser et le préfet n’était plus aussi puissant que dans les années 1850. La démagogie a joué à plein. Lorsqu’Haussmann a dû donner des explications à une représentation parlementaire qui retrouvait des prérogatives, il l’a prise de haut. Il a payé cher son défaut d’explication et la morgue élitaire qu’il incarnait.
Le gouvernement de l’Empire libéral a eu sa tête et le préfet a été démis de ses fonctions en janvier 1870. Mais l’hommage est arrivé très vite. L’homme, qui ne brillait pas par sa modestie, a fait ouvrir de grands registres à l’Hôtel de Ville, au lendemain de son départ, pour que les Parisiens puissent venir lui témoigner leur gratitude et ils se sont précipités en nombre pour le faire. Même certains de ses détracteurs comme les républicains Jules Simon et Jules Ferry y sont allés par la suite de leurs couplets élogieux. Comme nous le disions tout à l’heure, les provinciaux sont eux-mêmes devenus fiers que Paris rayonne à travers le monde.
Cet exemple, d’autres aussi m’incitent à dire que l’homme – ou la femme – d’État ne doit pas avoir peur de réformer et de voir loin. Il doit cependant savoir faire preuve de pédagogie pour expliquer ce qu’il entend faire, sous peine d’être coupé dans son élan et de devoir s’en remettre au jugement de la postérité. Haussmann, dont l’œuvre est immense, n’a jamais pu accomplir l’ensemble de son programme !



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