UNE CORNE D’ABONDANCE, LE TERROIR FRANCILIEN ? OUI, SI ON EN JUGE PAR LA QUANTITÉ IMPRESSIONNANTE DE CUEILLETTES, POTAGERS URBAINS, RUCHES, LAITERIES, FERMES ET BRASSERIES ENCADRANT LA CAPITALE. ENQUÊTE SUR UN PHÉNOMÈNE QUI ENCHANTE LES CONSOMMATEURS.
PROPOS RECUEILLIS PAR NATHALIE HELAL.
Le terroir francilien, nouveau terrain de jeu des citadins
Grâce aux fameux « circuits courts » et aux injonctions répétées à « bien manger local », les Parisiens et citadins de la région Île-de-France,en quête d’un petit bol d’air campagnard, sont de plus en plus nombreux à s’évader à quelques kilomètres de leur domicile pour s’approvisionner en produits frais. Cette tendance de fond, qui pointait déjà avant la crise sanitaire, traduit l’envie de tisser un lien avec les producteurs, ces nouveaux héros de nos assiettes : bien que l’engouement pour les (grands) chefs ne soit pas encore retombé, la (re)découverte du terroir semble le terrain de jeu favori des amateurs de bonne cuisine. Pour reprendre les mots du chef cuisinier Guillaume Gomez dans la préface de son dernier ouvrage, Recettes gourmandes des fruits & légumes de nos territoires, aux éditions Le Cherche-Midi (voir interview pages suivantes), « sans celles et ceux qui “font” ce terroir, pas de gastronomie française ! ». Dénominateur commun de ces artisans du goût, aux profils et aux exploitations variées, l’envie de mettre du sens écologique et environnemental au cœur de leur activité, adossée à un certain sens des responsabilités vis-à-vis de leurs clients consommateurs.
Des producteurs et des chefs engagés et responsables
Certains, comme Mikaël Morizot, 42 ans, à la tête de la Cressonnière Sainte-Anne, à Vayres-sur-Essonne, sont aussi des porteurs de flambeau, à l’instar de leurs ancêtres. Son exploitation, première de l’Essonne depuis 1854 et qui s’étend sur une cinquantaine d’ares, produit un superbe cresson bio de fontaine. Cette plante, plébiscitée par les diététiciennes et les naturopathes, était autrefois vendue par milliers de bottes sur le carreau des anciennes Halles, dès les petites heures de la matinée en raison de sa fragilité. Mais que le cresson soit apprécié en salade ou en soupe, pour Mikaël, pas de différence : « Je le cueille moi-même à la main et au couteau, les jambes dans l’eau comme mon père avant moi… J’ai des liens pour botteler et je le vends en direct sur mon exploitation, dans les marchés bio autour de chez moi. Le reste va au MIN de Rungis. » Fier de travailler un « produit noble », et heureux d’être en pleine nature, il n’est jamais plus satisfait que lorsque des chefs s’intéressent à son cresson.
Même son de cloche chez Damien et Stéphanie Vanhalst à la Fraiseraie de Houdan, dans les Yvelines, dont les 7 variétés de fraises font carton plein entre début mai et fin juin auprès des restaurateurs, boulangers-pâtissiers et épiceries fines locales. « Cueillies le matin et vendues en direct l’après-midi, deux fois par semaine, les mardi et jeudi, à la gare de Villiers-Pontchartrain », elles représentent ici un bonus appréciable pour une ferme héritée de la génération précédente, qui vit le reste de l’année grâce aux revenus issus de ses fruits et légumes. Très attentif au bien-être de leurs saisonniers, ce couple de quadras organise aussi régulièrement des ateliers-découvertes sur leur site, avec d’autres producteurs de la région invités à faire connaître leurs miels, farines, viandes et pâtisseries ou friandises artisanales. La vente de proximité, c’est aussi le credo de Philippe Dufour, 60 ans, éleveur à Échouboulains en Seine-et-Marne de superbes Blondes d’Aquitaine, une race reconnue pour ses qualités bouchères. Après des décennies d’élevage laitier par ses parents et grands-parents, 15 années de culture céréalière ont épuisé les sols, qu’il a replantés en herbage pour se lancer dans la viande, il y a 30 ans. Aujourd’hui, si la vente de ses broutards (jeunes bovins de 3 à 10 mois, sevrés et mis au pâturage, ndlr) se fait en Italie, une partie de son cheptel est vendue à des bouchers en circuits courts. « En autonomie fourragère à plus de 90 % », Philippe Dufour, élu du Comité régional d’Île-de-France d’Interbev, l’interprofession, joue aussi la carte des marchés de producteurs et de l’entraide gagnante sur son exploitation.
À la fois vertueuse et pragmatique, la démarche de ces producteurs rencontre un écho favorable auprès des (jeunes) chefs, à la conscience environnementale déjà bien aiguisée. Comme Camille Saint-M’Leux, 27 ans, dont les menus très gourmands et finement orchestrés ravissent les clients de la Villa9Trois, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis.
Pain sur levain en provenance d’un boulanger de la ville, Le Fournil éphémère ; café éthiopien torréfié par un artisan local ; ruches remplies d’abeilles prodigues (plus de 80 kilos de miel par an !), un partenariat avec Jeff l’Abeille, un voisin apiculteur : rien, concernant le sourcing, n’est laissé au hasard, à commencer par les légumes et les fruits !
Hormis ses 8 variétés d’agrumes et 43 plantes aromatiques qu’il fait pousser sur place et sous serre, Camille se fournit auprès de Roland Rigault, maraîcher en Seine-et-Marne. « Sa production n’est pas bio, mais il représente le bon sens maraîcher, alors, je le suis ! », explique le chef. Depuis cet été, il s’est rapproché de l’association locale Murs à pêches, qui vise à ressusciter les fameuses pêches montreuillaises, gloires de la ville au XIXe siècle. « Je propose une pêche au sirop froide, accompagnée d’une glace infusée à la feuille de pêcher », précise-t-il.
Si les efforts des uns et des autres incarnent une certaine modernité des artisans du goût, ils n’en paraissent pas moins insuffisants au regard de la problématique de la souveraineté alimentaire.
Le Ventre de Paris, acte II
« D’ici à 2035, les besoins alimentaires des Franciliens vont croître sous la pression de l’augmentation de la démographie, donc disposer de capacités de distribution supplémentaires et complémentaires à celles de Rungis est important », déclare Stéphane Layani. Le président de la Semmaris, qui gère le MIN de Rungis, est aussi pragmatique que visionnaire : « Plus on est citadin et plus on a besoin d’un lien avec les producteurs ! Ne jamais perdre de vue la problématique qui est : comment on approvisionne la ville, la banlieue, la grande banlieue chaque jour ? Comment on achemine la marchandise chez les gens ? » De ces réflexions est né un projet ambitieux, chiffré à 1 milliard 400 000 euros et baptisé Agoralim : porté par la Semmaris, il vise à installer dans le nord de l’Île-de-France, sur le fameux axe du Triangle de Gonesse, un dispositif de valorisation des produits alimentaires frais, de la production à la distribution en passant par la transformation. Une sorte de complément à Rungis, où les flux de distribution entre le nord et le sud de l’Île-de-France, mieux répartis, répondront au défi environnemental. « Ce qui fait la force d’une agriculture, c’est la logistique. Campus agro- alimentaire, en partenariat avec l’Éducation nationale, unités spécialisées dans le catering, distribution et carreau des producteurs, cuisine de transformation solidaire pour les invendus et futur musée de l’Agriculture : c’est un sujet métropolitain à part entière », conclut Stéphane Layani.
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