La région parisienne a servi de laboratoire à l’élaboration d’un habitat social de qualité. Un bonheur préfabriqué, hygiéniste et paternaliste.
Par Philippe-Enrico Attal
On l’a un peu oublié, mais le Grand Paris, plus qu’un nouveau métro, devait à l’origine se constituer autour d’un vaste projet d’aménagement urbain, où les architectes étaient invités (une fois encore) à réinventer la ville. Ces quartiers repensés, articulés autour de la cité historique, auraient permis d’étendre les contours de la Capitale jusqu’aux limites régionales. Il ne reste plus grand-chose à présent de cette ambition première, si ce n’est quelques aménagements prévus autour des 68 nouvelles gares. Pourtant, l’habitat reste bien l’une des préoccupations majeures des Franciliens. Aujourd’hui surtout, le « home sweet home », ce si doux foyer, reste intimement lié à la qualité de vie et au bonheur personnel.
Malheureusement, de très nombreux habitants ne peuvent toujours pas se loger correctement et doivent s’en remettre aux pouvoirs publics. Plus que jamais, le logement est une des préoccupations premières des municipalités. Et ce n’est pas nouveau, loin s’en faut. Au début du XXe siècle, déjà, la « zone non aedificandi » non édifiable a pris place au-delà des murs des fortifications de Paris. Une mesure imposée par l’autorité militaire, pour éviter que des constructions ne gênent les tirs des canons censés protéger la ville. Cette bande de terrain, sur laquelle sera établi plus tard le boulevard périphérique, est devenue avec le temps la « zone » pour ne pas dire la jungle, constituée de baraques de planches et de roulottes, où la misère rivalise avec le sordide. S’y installent tous les reclus du Paris haussmannien, ceux qui, chassés des quartiers reconstruits avec de beaux immeubles en pierre de taille, n’ont plus les moyens d’habiter au cœur de la Capitale. C’est là qu’un certain Django Reinhardt s’initie à la guitare dans sa roulotte. Passée la Première Guerre mondiale, on décide de raser les fortifications rendues inutiles par l’aviation. Les travaux de démolition commencent dès 1919 à la porte de Clignancourt, mais on ne sait pas vraiment comment utiliser ces terrains de plusieurs milliers d’hectares. On parle beaucoup d’une ceinture verte constituée de parcs et jardins qui viendrait compenser le manque d’espaces verts.
Mais, bientôt, la réalité de la situation sociale reprend le dessus. Les conditions déplorables du logement parisien vont conduire à utiliser l’emprise pour construire ces immeubles aux règles sanitaires qui font si cruellement défaut dans les classes populaires. Divers programmes d’habitations à bon marché, les HBM, sont lancés à mesure que les démolitions avancent. On édifie donc de beaux immeubles en brique rouge que les Parisiens boudent étonnamment. Il faut dire qu’ils sont construits à la limite de la zone et qu’au pied des nouveaux logements, il y a les bidonvilles et leur faune peu recommandable.
Pourtant, ces habitations sont bien destinées à faire le bonheur de leurs habitants, coûte que coûte. Le discours paternaliste de l’époque entend éloigner l’ouvrier du bistro pour le ramener dans son « doux foyer » aux côtés de sa femme et de ses (trop nombreux) enfants. Le propos hygiéniste n’est jamais très loin de l’eugénisme, incitant ces familles nombreuses à faire un peu moins d’enfants (sous-entendu plus ou moins dégénérés) qui iront gonfler les rangs des contestataires.
Phalanstères et Ville radieuse
« L’hygiène sociale est une science économique, ayant pour objet le capital ou matériel humain, sa production ou reproduction (eugénique et puériculture), sa conservation (hygiène, médecine et assistance préventive), son utilisation (éducation physique et professionnelle) et son rendement (organisation scientifique du travail) », écrit en 1920 Justin Sicard de Plauzoles, docteur, professeur au Collège libre des sciences sociales, figure du mouvement hygiéniste en France au début du XXe siècle.
Bien sûr, il ne faut pas généraliser, mais la préoccupation du bien-être commun par la puissance publique n’est pas toujours totalement désintéressée. La tentation est grande de dicter aux classes populaires le bon comportement pour être heureux. Et quand médecins, architectes et philosophes se retrouvent, le pire est à craindre. Rappelons-nous Charles Fourier et ses phalanstères, une organisation sociale nouvelle où chacun pourra trouver sa juste place. Le philosophe imagine une communauté réunie sous un même toit, où le profit et le mensonge ne seront plus érigés en dogmes, et où la mise en commun des ressources et des capacités fera le bonheur de tous.
Sans aller aussi loin, on commence dans les années 20 à édifier quelques-unes de ces « cités merveilleuses » destinées à loger les plus pauvres. L’idée est toujours de donner accès, en plus du logement, à des équipements hors de portée de bon nombre d’ouvriers : écoles, terrains de sport, jardins,... qui rendront la vie plus belle. Mais la cité idéale des architectes répond à des critères qu’ils ont eux-mêmes fixés. Pas d’enquête d’opinion, ni de satisfaction, ce n’est pas encore la mode. Et si le meilleur reste possible, le pire n’est pas à écarter.
En 1922, le jeune Le Corbusier propose de nettoyer Paris de ses quartiers insalubres en les remplaçant par des tours standardisées. Son projet donnera naissance au plan Voisin de 1925, où la ville nouvelle sépare les habitations des flux de circulation. Le principe sera plus tard appliqué en banlieue par quelques-uns de ses disciples, avec la construction de dalles déshumanisées surplombant la circulation routière. Sans aller jusqu’à raser l’ancien, il y a moyen de concevoir une ville nouvelle où l’harmonie entre la construction et la campagne sera parfaite. C’est la conception d’Henri Sellier, maire de Suresnes et proche de Sicard de Plauzoles, considéré comme l’un des pères de la cité-jardin.
La Butte Rouge, une cité-jardin modèle
Dans sa ville de Suresnes, c’est tout un quartier qui voit le jour, dessiné avec soin et accompagné des équipements collectifs destinés au bien-être de ses habitants. L’ensemble d’habitations comporte ainsi de quoi s’adonner à l’éducation et aux saines joies du sport dans le gymnase et la piscine. Les espaces verts garantissent un air pur loin des pollutions de la Capitale. L’éloignement est sans doute le point le plus délicat de ces cités merveilleuses. Où trouver du terrain à bâtir à moindre coût si ce n’est en marge de la ville ? À Châtenay-Malabry, la Butte Rouge est sans doute la plus ambitieuse de la quinzaine de cités-jardins édifiées dans la banlieue. Mais si l’ensemble est plutôt réussi, il est très éloigné des axes de transport public. Le tramway ne passe à proximité que depuis... juin 2023.
C’est dans l’entre-deux-guerres que la lutte contre l’habitat insalubre prend un nouvel essor. Il faut construire, neuf, beau et toujours pour le bonheur des habitants. Pour les urbanistes et les architectes, c’est enfin le grand soir. Le modèle de la cité-jardin cède le pas à la construction de masse. L’Office des HBM de la Seine commence à édifier un vaste ensemble d’un nouveau genre à Drancy. Le quartier de La Muette doit concentrer ce qui se fait de mieux en termes d’habitat social. Sur onze hectares, l’ensemble d’habitations doit comporter cinq tours de quinze étages regroupant 1 250 logements. C’est là qu’on « invente » les grands ensembles avec des méthodes de construction nouvelles qui délaissent la brique pour le béton. On réduit les coûts et on optimise au maximum les moyens, en recourant au préfabriqué. Commencée en 1932, la cité de La Muette, qui se veut le meilleur de l’habitat social, en sera malheureusement le pire.
Toujours loin des transports en commun...
Pourtant, dès leur édification, ses « gratte-ciel » font la fierté de l’Office d’HBM. Les logements disposent de tout le confort moderne avec l’eau courante, l’électricité, le chauffage central, un chauffe-eau et un vide-ordures pneumatique. Doivent s’y ajouter les équipements indispensables au bonheur collectif :un groupe scolaire, une école maternelle, une pouponnière, un cinéma, des salles de réunion, un gymnase, une bibliothèque, un dispensaire, sans oublier une église souhaitée par l’évêque.
Seul défaut peut-être, l’éloignement, encore une fois, des moyens de transport. Si une gare dédiée est prévue, elle ne verra jamais le jour, et celle en service vers Paris Nord est trop éloignée. On imagine également une « autostrade », mais là encore, elle ne sera jamais construite.
En 1935, la crise économique entraîne l’arrêt des travaux. Trois ans plus tard, la cité, inachevée, attend toujours ses locataires. Personne ou presque ne veut habiter dans les logements terminés. Le groupement en U aux appartements sans cloisons est ouvert à tous les vents. En 1938, 600 gardes républicains sont affectés à La Muette sur décision ministérielle. À la suite d’un important dégât du système de chauffage central, la cité est évacuée début 1939. À la déclaration de guerre, on transforme le site en camp de prisonniers allemands. On peut dire, sans ironie, qu’ils ne devaient pas être très nombreux. Finalement, la cité trouvera malheureusement de tristes locataires quand les immeubles seront reconvertis en camp de transit durant l’Occupation. Il suffisait de « refermer le U » des bâtiments pour constituer un sordide camp de concentration sous la surveillance de notre police. Triste bilan pour ce « paradis sur terre » des miséreux.
Philippe Enrico-Attal est journaliste pour les publications de La Vie du Rail et l’éditeur d’Histoire Soteca. Il a publié La Construction du métro de Paris (1850-1940) en 2017, Les Transports en commun à Paris en 2019. Son dernier ouvrage en 2022, Paris Inédit, une capitale déserte, est édité chez Soteca.
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