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AVANT LE GRAND PARIS, LE GROSS PARIS DE 1940

LES ALLEMANDS SONT-ILS LES INVENTEURS DU GRAND PARIS ? EN 1940, ILS METTENT EN PLACE UNE ADMINISTRATION MILITAIRE INÉDITE POUR ORGANISER L’OCCUPATION DE LA RÉGION CAPITALE.

PAR PHILIPPE-ENRICO ATTAL


Soyons cyniques ! La région parisienne connaît à partir de juin 1940 une administration nouvelle d’une organisation jusque- là sans pareil : le Gross Paris. La Ville lumière est tombée toute cuite dans le bec des Allemands. Paris déclarée (fort heureusement) ville ouverte, est livrée sans combats. Si l’on peut encore aujourd’hui visiter la tour Eiffel, le Louvre ou se recueillir au Sacré Cœur, c’est sans aucun doute à cette sage décision qu’on le doit. Pour les vainqueurs, désormais, il n’y a plus qu’à se servir. En ce jour de juin 1940, la plupart des Parisiens ont fui devant l’arrivée de l’ennemi et c’est une ville quasi déserte qui est investie par les soldats. La population reste calme, quasiment sans réaction. Les hommes dans leurs uniformes impeccables n’ont rien à voir avec les hordes de barbares déguenillés et affamés que les Parisiens s’attendaient à voir déferler. Pour la troupe, la consigne est stricte : faire bonne figure devant les Français. Ils ont l’air gentils, ils sont polis... Finalement, il doit y avoir moyen de faire avec. Pragmatiques, bon nombre de Parisiens espèrent encore que leur présence ne sera pas si terrible.

Rapidement, l’occupant s’installe et met en place son administration. Il investit les beaux quartiers, choisit les lieux les plus prestigieux. C’est peu dire que Paris a « tapé dans l’œil » de bon nombre d’Allemands. La ville est plus belle encore que ce qu’ils imaginaient. Alors, autant en profiter pleinement. Le kommandant von Gross Paris s’installe rue de Rivoli à l’hôtel Meurice, la Platz Kommandantur place de l’Opéra, le Militär­befehlshaber in Frankreich à l’hôtel Majestic. Les palaces et les lieux de pouvoir les plus luxueux sont investis. La vie à Paris s’annonce bien agréable. Pour la troupe, l’émerveillement est de taille. Le taux de change appliqué est artificiellement favorable à la monnaie allemande qui a cours légal. Pour ne rien arranger, la France paie les « frais d’occupation », versant chaque jour à l’Allemagne la somme astronomique de 400 mil­lions de francs. Autant dire que ces « touristes » ont les poches pleines de billets. À Paris, ils découvrent des magasins qui regorgent encore de marchandises. Alors, ils sont pris d’une frénésie d’achats et envoient à leurs familles tout ce qui n’est plus disponible dans leur pays. C’est bon marché et cela vient de Paris, le rêve ! Ces touristes en uniforme visitent la ville, ils sont partout. On leur organise des tours à travers la Capitale. Ils se prennent en photo devant les monuments. Que de beaux souvenirs !






Des lois discriminatoires

Pour les Parisiens, c’est nettement moins drôle. Depuis octobre 1940, la France des valeurs, la France éternelle, celle de la Liberté, des citoyens tous égaux, où tous les hommes sont des frères, cette France-là a été assassinée par des lois qui décident de faire une distinction entre les origines, ceux qui sont juifs et ceux qui ne le sont pas. D’un point de vue juridique, plus encore qu’au moment du vote des pleins pouvoirs à Pétain, c’est sans doute ce jour-là qu’une certaine France a disparu.

Les magasins vidés, les Parisiens connaissent bientôt le temps des rationnements et de la faim. Pour ne rien arranger, les hivers sont rudes et le froid, partout présent, rendra les conditions de vie beaucoup plus difficiles. Du côté des transports, ce n’est pas encore le Grand Paris Express, mais on s’en approche. Une loi de Vichy de 1942 impose arbitrairement la fusion des réseaux métro et autobus sous l’égide de la CMP, Compagnie du chemin de fer métropolitain de Paris. Ses dirigeants d’ailleurs font du zèle avec l’occupant. Ils collaborent au-delà des espérances, traquant impitoyablement les agents résistants ou juifs. Une attitude qui vaudra à la CMP d’être déchue de sa concession à la Libération.

Si elle défile à l’occasion sur les Champs-Élysées, l’armée allemande tente de gagner les bonnes grâces de la population. Elle organise ainsi régulièrement des concerts dans les parcs et jardins. Mais, déjà, l’homme de la rue prend un malin plaisir à égarer les soldats qui demandent leur chemin. Bientôt, la ville se couvre de panneaux directionnels en allemand indiquant les centres névralgiques du Gross Paris.


Deux Paris vont cohabiter

D’autres s’accommodent d’une présence alle­man­de appelée à durer. Dans la publication Der Deutsche Wegleiter, quasiment L’Officiel des Spectacles pour l’occupant, de nombreuses entreprises achètent des encarts publicitaires vantant leurs produits ou leur établissement. À leur décharge, il faut rappeler qu’il n’y a quasiment plus d’activité économique et que seule l’Allemagne a les moyens financiers de faire tourner certaines affaires. Gardons-nous de juger avec le regard de 2022 les événements des années 40.

Citons tout de même Fabienne Jamet qui est très inquiète de l’arrivée des Allemands à Paris. Avec celui qui deviendra son mari, Marcel, elle dirige un célèbre établissement, fier d’une tradition de luxe et de savoir vivre à la française. Et ce qu’elle voit la révolte. Comment ? De simples hommes de troupe ont remplacé sa clientèle de renom ? La tenancière du One-Two-Two, la maison close la plus réputée de Paris, ne peut pas l’accepter. Elle file à la Kommandantur, place de l’Opéra, où elle est reçue par un colonel heureusement très compréhensif. Il décide que seuls les officiers y seront admis. À titre exceptionnel d’ailleurs (les Allemands n’étant pas assez nombreux pour faire tourner l’établissement), les Français seront également autorisés à fréquenter les lieux. Le champagne peut continuer à couler à flot, standing oblige. Malgré son patriotisme, Fabienne n’est pas insensible au charme des Allemands, même les « SS tellement beaux dans leurs uniformes noirs », écrit-elle dans ses mémoires en 1975. Le couple Jamet, tenancier d’un « pouf » (un claque en français), est bientôt surnommé « papa pouf et maman pouf » par sa clientèle d’habitués !

Il y a donc deux Paris, celui qui s’amuse, où la vie est facile et où tout est possible, et l’autre qui fait la queue devant des magasins vides, qui a froid, qui pédale quand il ne prend pas le métro et qui découvre à leur étoile que ses voisins du 3e sont juifs. En août 1944, ces deux villes vont s’affronter, bientôt rejointes par les troupes du général Leclerc qui arrivent en renfort. Parmi les hommes de la 2e DB, il y a un gamin de 19 ans qui ne comprend absolument rien aux enjeux historiques du moment. Il découvre Paris par la porte d’Orléans et participe aux combats pour la libération de la ville. Lors de son engagement, il a pris un pseudonyme et Lucien a transformé son second prénom, Pierre, en nom de famille. Lucien Pierre n’est pas un héros, il n’a rien fait pour le devenir. C’est un anonyme parmi les anonymes. Mon père.



« IL Y A DONC DEUX PARIS, CELUI QUI S’AMUSE, OÙ LA VIE EST FACILE ET OÙ TOUT EST POSSIBLE, ET L’AUTRE QUI FAIT LA QUEUE DEVANT DES MAGASINS VIDES. »




PHILIPPE ENRICO-ATTAL est journaliste pour les publications de La Vie du Rail et l’éditeur d’Histoire Soteca. Il a publié La Construction du métro de Paris (1850-1940) en 2017, Les Transports en commun à Paris en 2019. Son dernier ouvrage en 2022, Paris Inédit, une capitale déserte, est édité chez Soteca.

© EDF

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