Sans totalement partager les constats, un sociologue, un géographe et un élu local observent une France en transition et à la recherche d’un nouveau modèle d’interterritorialité. Le phénomène, amplifié par la succession de crises récentes, trouverait sa solution dans une valorisation des forces et atouts des territoires, et l’acception d’une région capitale « monde », fer de lance du pays.
Par Fabienne Proux.
Comment reconnecter l’Île-de-France et Paris d’un côté, et la province de l’autre ? C’est à cette complexe question que les élus nationaux et locaux sont confrontés. Car pour de nombreux observateurs, l’organisation territoriale est désormais obsolète et a surtout montré qu’elle avait atteint ses limites, en particulier depuis la crise sanitaire, suivie par la crise énergétique, posant des questions de souveraineté nationale dans un contexte de transition écologique.
Si pour le sociologue Jean Viard la pandémie de Covid-19 a été « un accélérateur des tendances » qui étaient sous-jacentes, les enjeux de la transition environnementale rebattent, selon Daniel Béhar, les cartes des relations interterritoriales et font bouger les lignes. À l’instar de la souveraineté industrielle et productive, qui « remet à l’ordre du jour les systèmes productifs et la construction des chaînes de valeur », comme le souligne le géographe, professeur émérite à l’École d’Urbanisme de Paris.
Ce changement de paradigme en cours, couplé à l’absence d’aménagement du territoire, perturbe les équilibres territoriaux qui prévalaient depuis près d’une vingtaine d’années, dans le sillage notamment de la création du Grand Paris, dont le nouveau métro est l’un des outils de mise en œuvre. Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et Christian Blanc, l’idée qui a émergé en 2007 avait pour vocation d’assurer la compétitivité internationale de la France en créant des clusters, entre autres sur le plateau de Saclay, en mesure de rivaliser avec les leaders mondiaux.
« La question de la relation aux autres territoires français ne se posait pas, car l’intégration du territoire en France est telle que les effets redistributifs de la carte “Paris monde” devaient ruisseler de manière mécanique sur le reste du pays », explique Daniel Béhar, qui observe que, dès lors, « nous avons été jusqu’à récemment dans un moment d’indifférence mutuelle dont le Grand Paris est emblématique ». Par mimétisme, les grandes métropoles régionales ont aussi voulu devenir des métropoles européennes et jouer sur les facteurs d’attractivité. « Tous les grands projets urbains (Euroméditérranée, Euratlan- tique, l’Île de Nantes) jouent ce positionnement dans la mondialisation », note le géographe. Dès lors, les élus métropolitains s’occupaient de la mondialisation et de leur voisinage, et « le rapport à Paris fonction- nait naturellement ». Mais les récentes évolutions si- multanées sont venues chambouler cet état de fait et surtout la logique verticale (du global vers le local). Au final, « le projet du grand Paris génère quelque chose de totalement différent des hypothèses émises à l’origine... », relève Daniel Béhar, puisque la société évolue différemment par rapport aux postulats de départ.
Un modèle hybride
En effet, depuis la crise sanitaire de 2020, les Français ont moins d’appétence pour les grandes métropoles dans lesquelles densité rime avec difficulté à se loger et moindre qualité de vie, même si l’exode urbain n’a pas vraiment eu lieu. Alors que 67 % d’entre eux vivent dans une maison avec jardin, les Français aspire- raient beaucoup moins à résider dans les grandes villes, où l’insécurité, les conflits d’intérêt (cyclistes/ automobilistes, cyclistes/piétons, ultra riches/grande pauvreté...), la pollution croissent proportionnelle- ment à l’augmentation de leur population. « Dans la ville, on a construit une logique de métropole tout en arrêtant de faire de l’aménagement du territoire », pointe Jean Viard. « Dès lors, les Français, qui ont perdu tout repère, n’y comprennent plus rien dans le millefeuille territorial et la répartition des compétences. »
Pour Jean-Christophe Fromantin aussi, « nous sommes arrivés au bout d’un système, cette construc- tion en millefeuille, territoriale et normative, avec l’empilement des schémas, dont la vision est dépassée (Sdrif, SCoT, PMHH...), ne peut plus durer. Cela crée une inertie considérable et une conflictualité entre élus ». S’inscrivant en faux contre l’essor de la « métropolarisation », le maire de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) constate le même phénomène : « Partout dans le monde, même en Chine, les pays qui entreprennent une refonte de l’aménagement recréent une relation entre l’urbain et le rural, reconvertissent leurs métropoles en territoires moins denses où les gens aspirent à vivre. » Ce que Jean Viard appelle « la proximité robuste », c’est-à-dire celle où les habitants retrouvent des services basiques : une maison de santé, un collège, une gendarmerie, un terrain de football, un marché, une salle des fêtes, soit « la base d’une société moderne et démocratique que nous n’avons plus ». Au final, « on a voulu gouverner de manière verticale des gens qui ont une vie horizontale », résume le sociologue.
Parallèlement, on assiste au développement d’un modèle hybride avec, à cause de la généralisation du télé- travail, une partie de la population qui vit la semaine en région parisienne et le week-end en province où elle déplace certaines de ses activités économiques (coiffeur, opticien...) et de moins en moins de per- sonnes qui travaillent dans la même commune que celle de leur domicile (chaque Français parcourant en moyenne 70 kilomètres par jour). Aussi, les villes deviennent, selon Jean Viard, « des carrefours », soit une machine pour l’éducation, la fête, la culture, le tourisme, la rencontre, mais « ce n’est plus une machine pour habiter ».
« Une France qui se remorcelle »
Des « carrefours particulièrement stratégiques dans la mondialisation », renchérit Jean-Christophe Fromantin, puisqu’ils deviennent des lieux d’échanges. « Mais cela ne veut pas dire qu’ils seront des espaces d’hyper-concentrations démographiques. Au contrai- re. Leur intensité prime sur leur densité. »
Car le maire de Neuilly-sur-Seine en est convaincu : « Fort d’une vision plus équilibrée du peuplement, du système économique et de l’aménagement du territoire, on neutralisera un certain nombre de difficultés, notamment sur le logement, dont les tensions sont provoquées d’abord par les asymétries accumulées de notre développement territorial. »
Mais « les trajectoires résidentielles des populations ne favorisent-elles pas les interactions territoriales entre métropoles, villes moyennes et ruralité ? » interroge Daniel Béhar, reprenant une idée défendue par le sociologue et économiste Pierre Veltz. En Eure- et-Loir par exemple, « les flux s’effectuent dans les deux sens et les gens utilisent la métropole parisienne à distance, car ils peuvent venir y travailler deux jours par semaine », poursuit le géographe. Mais ce qui est surtout nouveau pour ce dernier, c’est qu’autour des questions de transition environnementale et de souveraineté, « on voit émerger un besoin de régulation ». Reste à savoir si « cette question de régulation nécessite ou non des politiques publiques ».
Aussi, plutôt que d’opposer l’Île-de-France et le reste de l’Hexagone, Jean Viard préfère miser sur les atouts de chacun d’entre eux. Il préconise de renforcer le pouvoir économique des territoires, de valoriser leurs singularités et d’identifier leurs moteurs de richesse, pour pouvoir ensuite les adapter aux besoins. « Tout en acceptant de considérer que le moteur économique, industriel, universitaire et créatif extrêmement puissant constitué par Paris et l’Île-de-France soit la ville monde de l’Union européenne qui s’articule avec New York, Los Angeles et Shanghai, et pas unique- ment la capitale de la France ». Et dès lors, « vous avez une France qui se remorcelle », conclut Jean Viard.
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